" Ici, on ne cherche pas à comprendre, mais à obéir "

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Une liberté relative
La tragédie passée du Rwanda suivit de la création des tribunaux populaires avec ses procès approximatifs semblent avoir fait naître dans ce petit pays d’Afrique centrale un climat relationnel de méfiance et de suspicion.
Les poignées de main sont cordiales, les salutations souriantes et distinguées, l’accueil impeccable, mais l’authenticité n’a pas sa place dans la plupart des relations.
Voici ce qu’une Rwandaise m’a répondu pour me faire entrevoir, selon elle, l’origine de ce comportement: «Ici, on ne cherche pas à comprendre, mais à obéir.» Cette phrase m’a extrêmement choquée : au Rwanda, la paix proclamée par les autorités semble apparente, masquant le manque de liberté et de justice envers ses citoyens.

Je ne possède certainement pas encore le recul nécessaire, ni des connaissances suffisamment approfondies du Rwanda et de son histoire pour m’exprimer de manière totalement objective sur le climat relationnel actuel.
Néanmoins, en m’appuyant sur mon bagage en communication et en relations interpersonnelles, j’aimerais partager ce que j’ai observé et ce que j’ai vécu jusqu’ici au pays des mille collines et neuf volcans. C'est en côtoyant quelques habitants de Nyarurema et de Kigali que ces constatations sont nées.

 

 

L’importance concédée au regard d’autrui
Avant notre départ, plusieurs personnes nous ont fait part de leurs avis au sujet du caractère "typiquement" rwandais.
De nationalité suisse, nous n’allions pas être confrontés à de grands changements, les Rwandais sont des gens réservés, plutôt introvertis et discrets : des qualificatifs très helvétiques. Notre immersion dans la culture rwandaise s'annonçait plutôt douce.

Cependant, une fois arrivée dans la capitale, un décalage flagrant m’est apparu : les échanges manquaient de spontanéité, d’authenticité, de clarté et semblaient guidés par le soucis du regard de l'autre.

 

La place de la communication nonviolente
Quelques jours plus tard, en arrivant à Nyarurema, village du nord-est rwandais, j'ai retenu mon enthousiasme à vouloir organiser des formations en communication nonviolente (CNV). Impossible de savoir comment amorcer ce projet, je me trouvais devant un vrai casse-tête.

La CNV est un processus de communication qui demande de la clarté et de la précision lorsque l'on exprime ses besoins et ses demandes. Au Rwanda, les habitudes actuelles de communication sont aux antipodes de ces principes. La population est ici soumise à des principes bien établis où la liberté d’expression est un instrument à manipuler avec précaution, si l’on veut éviter les rumeurs ravageuses, qui parfois peuvent se transformer en un ticket d’entrée pour une juridiction Gachacha.

Comment concrètement la communication nonviolente peut-elle être appliquée à Nyarurema? Je suis perplexe. Afin de ne pas me lancer maladroitement dans des cours de formation, j'attends de mieux comprendre les habitudes relationnelles rwandaises et les enjeux qu’elles recèlent. D'autre part, pour que cette démarche soit efficace et constructive, l'intérêt pour la CNV devrait émaner des Rwandais eux-mêmes.

 

Réconciliation et récollection sans réelle conviction
Au début de l'année scolaire, dans l'école secondaire où je travaille (l'École Technique Paroissiale de Nyarurema, ETP), j'apprends que les deux moyens fréquemment utilisés au Rwanda pour contrer le divisionnisme interethnique sont la réconciliation et la récollection. L’Etat encourage ces initiatives qui visent à rétablir une coexistence pacifique entre chaque Rwandais. Abbé Dion, curé de la paroisse, est d'ailleurs chargé du dicastère de justice et paix pour le diocèse de Byumba. Dans ce cadre, il organise mensuellement une matinée de discussion sur le thème de la réconciliation.

Dans notre école, comme probablement dans la plupart des autres institutions scolaires, cohabitent étroitement des Rwandais d’horizons divers. Dans cet environnement hétérogène, le thème de la réconciliation tient également le haut du pavé lors des rassemblements. L’orateur encourage quasi systématiquement les personnes présentes dans l’assemblée à régler leurs différends et rétablir entre eux tolérance et pardon. Peu de personnes s’expriment généralement lors de ces "invitations à la paix" et celles qui le font n'ont pas les moyens, faute d'éducation, de contribuer à l'apaisement. Cette réconciliation morale s'avère plus fragile et superficielle que solide et sincère.

 

Parallèlement à ces appels à la réconciliation, des journées de récollection (action de se recueillir par la méditation et la prière) sont organisées pour les élèves et enseignants. Sœur Valérie, enseignante en catéchisme, est l’initiatrice des retraites spirituelles pour les étudiants de l’ETP. Seule, elle orchestra la journée de récollection accordée aux 600 élèves que compte l'école. Les enseignants ont eux aussi eu droit à leur journée de récollection, guidé par l'abbé Pascal, curé d'une paroisse voisine. Le condensé des propos tenus ce jour-là évoquèrent l'unique et célèbre "pardon chrétien envers son prochain" et la "bienveillance de rigueur".

Durant les exhortations d'abbé Pascal, je fis la constatation frappante que le comportement des enseignants était identique à celui des élèves durant les cours : silencieux, passifs et tête baissée, soumis au poids de la hiérarchie. Pourtant, selon moi, se libérer d'un fardeau et parvenir au pardon nécessite plutôt une discussion bienveillante et une prise de conscience des éléments responsables des souffrances respectives. Vouloir soigner des maux résultant de besoins insatisfaits par la doctrine chrétienne me semble illusoire... Cette paix nécessiterait d'être construite et non imposée par des principes religieux!

 

 

Absence de réactions et de positionnement
De cette attitude passive, où la réflexion critique et l’authenticité font défaut, découle un certain manque de positionnement généralisé des gens que je côtoie. Confrontés à un directeur incapable de gérer une école secondaire, les enseignants et le personnel de l'établissement se résignent : aucune réaction, pas d'implication, personne ne fait ouvertement d'observations ni ne donne son avis. La hiérarchie impose le respect en utilisant menaces de renvoi et promesses de représailles.

Peut-on leur en vouloir d’être circonspects au point de laisser aller les incidents sans intervenir avec vigueur? Il faudra attendre l’arrivée et l’implication des «Abazungu» (blancs), qui eux n’ont rien à perdre et à craindre (ou presque…), pour que la situation évolue. Est-ce une constante récurrente de la coopération?


Fidélité à soi-même
Lorsque autour de soi, la tempête peut se lever et faire rage à tout instant, difficile de rester fidèle à son ressenti, ses convictions et aspirations. D'autant plus qu'une décision ou un investissement personnel risque de se répercuter sur l'entourage et la famille proche. A partir de là, il convient d'y réfléchir à deux fois avant d'entamer une action quelconque! Quelle liberté!

A cela, il faut ajouter que dans les zones rurales les femmes sont ici considérées d’un certain point de vue comme des kleenex : on s'en sert, puis on jette, entendez par là qu'une femme divorcée ne trouvera très probablement jamais de second mari, contrairement aux hommes qui, malgré le divorce, restent des êtres "purs" à reconquérir. Pour une femme de ce fait, changer l’ordre établi lui vaudrait de se retrouver seule, certainement sans revenus, peut-être même exclue de sa famille. Dans un tel contexte social, se rebeller et montrer son désaccord est utopique.


 
 

Diplomatie, mesure et modération
La déclaration universelle des droits de l’homme stipule que «Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions.».
Au Rwanda, peser consciencieusement ses mots et leurs éventuelles conséquences va de soi. Je reste cependant convaincue que mettre à portée du peuple rwandais ces connaissances en communication est bénéfique, même si leur pratique quotidienne n’est pas forcément tolérée par les habitudes sociales.

Selon l’aphorisme de Bacon "Savoir, c’est pouvoir." et Hervé Bazin ajoute "Savoir, faute de pouvoir, c’est toujours ça". A mon avis, le jeu en vaut donc la chandelle!

Pour amorcer le passage d’un style de communication à un autre sans trop de heurts, leurs paroles et actions nécessiteront toutefois d’être empreintes de tact et de circonspection, faute de brusquer les codes établis. Au Rwanda, diplomatie, mesure et modération sont incontestablement promis à un brillant avenir!

 

Coloration des jours à venir
Il appartient évidemment aux Rwandais de donner le ton! Opteront-ils pour le blanc du carré de la censure, sans place pour un avis personnel, guidé par les conventions établies collectivement? Se tourneront-ils vers le rouge de la lutte, de la puissance et de l'émotion? Ou alors, choisiront-ils le vert pacifique, symbole de force tranquille et d'apaisement? J'espère en tous les cas que l'actuelle absence de couleurs ne perdurera pas.



 
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